Vases Communicants d'Août 2012
Tous les premiers Vendredi du mois, un échange poétique, littéraire, photographique avec un auteur
(Plus d'infos sur les Vases en bas)
literary exchange every first Friday of the month
J'avais lancé comme ça à Piero Cohen Hadria 'je me suis baladé sur ton blog, dans ta Lisbonne' sans proposer d'en faire notre sujet d'échange, mais voilà, il a répondu: 'ok pour Lisbonne 4 photos, 1 texte'- Il me faut dire qu'ayant déjà pas mal écrit sur Lisbonne, je suis partie autrement... vous verrez donc ma proposition sur son blog: ici
Tandis que vous lirez la proposition de Pierre ci dessous, je vous invite également à vous balader dans son univers textes
photos : Grand merci à Pierre
Les carnets de Pierre....
A Lisbonne, pour les livres.
Poser la question n'est pas nécessairement y répondre, la preuve c'est que, depuis bientôt trente ans, peut-être plus, Lisbonne est une ville qui représentait une destination qui s'échappe. Impossible de savoir pourquoi. Une première fois, puis une deuxième, ce voyage tenté s'est avéré devenir une bévue, un manque, une déception. Pourtant, où est-ce ? Juste là. La porte de l'Europe, dit-on, au sud; celle qui va vers les Indes, ou les Amériques, qui sait, les découvertes du quinzième siècle, et ce genre de fadaises plus ou moins assumées par les Portugais : il s'est toujours agi d'aller y voir, quelque chose comme une attirance ou un désir - encore que de ce dernier mot j'ai quelque chose comme une aversion, comme si ça ne pouvait pas exister ou comme s'il fallait se défaire d'un a priori positif qui en emporterait le sens; juste le nom d'un tramway, le marcel d'un Stanley Kowalski qui sue, qui boit, qui regarde les filles, quelque chose de la poisse ou de la déveine, quelque chose de l'envie et de l'insalubrité... Les tramways, justement ? Non, je ne savais pas, vaguement sans doute, mais plus des styles de funiculaires comme celui de Montmartre.
Je ne connaissais pas les dessins des rues, j'avais entendu parler de l'incendie, du raz-de-marée, de la destruction mais jamais du marquis de Pombal. J'avais entendu un jour une lecture d'un livre d'Italo Svevo, et j'en avais conçu une attirance impossible à combler pour sa ville, tout comme lorsque je lus certains livres de Claudio Magris j'en entendis l'écho, ce plaisir à concevoir des cafés ombrés, des villes au fond des golfes, des constructions princières comme celles des lacs italiens, que je retrouvais dans la vie de Visconti (que finalement je n'aime pas tant que ça) (Visconti, pas les lacs, je les connais pas) : je ne connais toujours pas Trieste...
Mais après tout, s'envoler vers Lisbonne, voilà qui a été fait, et je n'avais aucune peine, même si je ne connais pas un autre mot que "sim" en portugais (ça veut dire oui) à me faire comprendre d'eux, et même si je ne connaissais pas le quadrilatère, ces rues et ces collines, elles avaient pour moi la réalité du rêve. Arrivé là comme lorsqu'en avion, on arrive à Venise on ne connaît pas, on ne voit pas la lagune ni les îles. L'aéroport. L'odeur de l'été.
Puis en février, je ne savais pas qu'on décorait les rues, qu'elles n'avaient pas de trottoirs, que ces allées étaient réservées aux piétons, et nous marchions, on me vola mon portefeuille, et ma carte bleue, on a couru ici là, en bas de l'avenue de la Liberté à côté de la gare il y a le poste de police, on a couru chercher encore des papiers, l'avion était à deux heures, et à midi avec une photomaton dans le métro, puis nous nous sommes retrouvés sur la place du Commerce, immense et dominant le Tage qui file à l'ouest on verrait presque Rio de Janeiro en se penchant. Le Tage, comme le Douro. Conrad, le fleuve, aller venir... De l'autre côté de l'estuaire, de Bélem, on aperçoit une minoterie je crois, j'en sais rien.
Si on se penche sur le fleuve, quelques voiliers qui passent.
Je ne connaissais pas le Tage, ni ce quartier neuf de la place des Nations, je ne connaissais pas
l'aquarium, le pont Vasco de Gama non plus que celui du 25 avril à double tablier, je ne connaissais pas Lisbonne, je ne connaissais pas les Portugais mais je savais haïr l'ordure de Salazar comme je savais haïr ce fumier de Franco sans parler des autres ordures qui ont peuplé la Terre mais si j'ouvre cette boîte, je ne m'en sortirai pas, non, je préfère regarder les bateaux
et nous étions sur cette place du Commerce, monumentale, centre plus ou moins de cette petite capitale, que j'avais auparavant parcourue en autobus, en tramway, à pied, c'était un lundi tu te souviens, la matinée était finie, l'avion était à deux heures, à cette terrasse nous avons posé les sacs, pris deux jus d'orange et là, c'est là, sur la gauche, c’est là qu'on l'aperçoit.
Au loin, il y avait le fleuve, les nuages, les fils électriques embarrassaient un peu l'espace; il y avait là ce type, on le voit à peine, qui marmonnait quelque chose dans une langue qui ne m'appartient pas, une langue un peu douce, qui chuinte un peu, qui marmonnait doucement, les mains croisés les coudes aux genoux, assis là, sous les arcades, avant d'arriver sur la place, vous ne pouvez pas vous tromper c'est à gauche, l'homme est là, qui marmonne, il tient une petite librairie
on ne le voit pas sur la photo, mais il y est marqué en haut "vendre acheter troquer" en lettres blanches, l'homme est là et tout à coup, il s'emporte et crie, agite les bras, des pensées lui passent et lui viennent il crie, le garçon a apporté les jus de fruit sans broncher, c'est qu'on le connaît, et le voir, ainsi debout les mains croisées derrière son dos, ce jour là, souviens toi c'était bien un lundi, dis moi, ce jour-là nous étions sur le départ et il y avait là tout ce que j'aime au monde, tout ce qui se défie de la profitabilité - ce mot horrible-, de la performance, de la gouvernance, du commerce et de la rentabilité, de l'exercice et de la comptabilité, il y avait là, dans ces trois mots qu'il attache aux livres, "vendre acheter troquer" toute cette paisible et facile victoire sur le monde des marchés qui ne sont que jungle, ici donc, sur cette place où on prend un tramway moderniste pour aller à Bélem, sur cette place du Commerce, cet homme-là
qui tout à coup se lève, crie un peu, marche, échange et regarde, lit garde des livres, l'homme, son âge et ses mains veinées, ses cheveux lissés et son costume fatigué, l'homme debout, un peu fou un peu parti, ces arcades et cette place au bout de la rue qui descend de Rossio, dont on a décoré le sol, cette rue empruntée par Fernando Pessoa pour y acheter du tabac, je ne sais pas, je ne connaissais pas bien cette ville, voilà peut-être trente ans que j'en entendais parler, je ne la connais pas tellement plus, Pereira prétend qu'elle est l'une des plus belles du monde, c'est possible (encore que ce qu'il puisse prétendre, celui-là...), on peut y croiser encore aujourd'hui l'ombre d'Antonio Tabbuchi, j'en suis certain, ces photographies ne me sont de rien d'autre que des souvenirs, et cet homme me dit, à chacune de ses apparitions, que j'y suis chez moi...
Texte Piero Cohen-Hadria, Photo MC & PCH
(Les Vases Communicants, réseau d'échanges littéraires "Le Tiers livre" et "Scriptopolis" sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète mensuelle des participants se trouve ici LES VASES D'Août ainsi qu’une synthèse visuelle du mois là Synthèse visuelle)-
Un Merci chaleureux à Brigitte Celerier et Pierre Ménard pour leur synthèse mensuelle